Bâtir une prison et s’évader / Kamel Daoud
[Ils exultent, ceux qui ont fui vers un Nord plus libre. Pourtant, n’étaient-ils pas hier les geôliers du Sud ?]
L’été méditerranéen absolu. Du haut des falaises de la côte oranaise, de petites cicatrices d’écume balafrent la peau de la mer si bleue. Les embarcations sont filmées de loin, à l’aube, quand les gardes-côtes somnolent encore. Parfois les voix sont froides, les encouragements discrets ; des prières sont adressées au dieu de la mer. Ce sont des Algériens qui, du littoral, en filment d’autres sur des embarcations en partance pour ailleurs. Fuir, « brûler » la frontière et ses papiers, atteindre l’Espagne fantasmée, échapper au pays momifié par le culte des décolonisateurs. Sur les réseaux sociaux, deux genres de « clips » font fureur et expriment le rêve, le fantasme et la frustration : les chaloupes motorisées qui partent vers l’Europe et les rares filles en short sur des plages bondées, filmées à leur insu, insultées ou harcelées. Le corps et la mort. L’amour et le large. Variations à l’infini sur le drame du désir dans le sud du monde.
Depuis quelques semaines les départs sont massifs. On compte, selon des sources espagnoles, près de mille immigrés clandestins algériens arrivés par chaloupe sur la Costa del Sol ces derniers jours. Les partants prennent même soin de filmer leur arrivée sur les côtes espagnoles, en larmes, courant dans tous les sens ou embrassant le sol en remerciant Allah comme on le fait d’une terre conquise ou de la terre du salut des marins d’autrefois. Et puis ? C’est la nouvelle vie, on escalade les routes jusqu’au Nord français ou encore plus loin. En général, on a droit à la troisième vidéo. Celle de la « réussite », l’épilogue, l’acte III. Les jeunes clandestins se filment à Paris ou ailleurs, riant, insultant ceux qui sont restés plantés sur un sol inutile, huant le président du moment, la lâcheté, et montrant des filles occidentales heureuses et libres, des terrasses et des jardins. Tout ce qu’ils n’ont pas dans leur pays d’origine. Mais aussi ce qu’ils refusent à eux-mêmes et aux leurs. Car ceux-là mêmes qu’on présente comme victimes innocentes du mal-être du « Sud » y sont aussi les bourreaux de leur corps et de leurs rêves.
Contradiction intime. En effet, ce même jeune en fuite, en mode immigration clandestine, qui s’extasie sur la beauté et la liberté en Occident, a été cet autre jeune qui filmait une pauvre jeune femme en jean ou les cheveux à l’air libre, en hurlant au scandale, à l’immoralité, à la fornication et à l’atteinte à l’islam et à ses « valeurs ». Cette même femme, jugée responsable des mauvaises récoltes, des séismes et de l’effondrement du pays, est rêvée au Nord, désirée et filmée comme le trophée et l’incarnation du bonheur. Ce même jeune homme à la casquette retournée, à la coupe de cheveux calligraphiée et au rire moqueur et insolent est le propriétaire du corps de sa sœur dans le sud du monde et l’avocat de la liberté enfin retrouvée dans le Nord.
La culpabilité historique ou « alimentaire » de l’Occident aime voir, dans ceux qui fuient, des victimes de guerre et d’injustice, et cela est vrai. Mais, dans la généralisation, on oublie que ceux qui fuient fuient aussi une partie d’eux-mêmes qu’ils portent et emportent. Une contradiction intime que la jeunesse folle, en droit de rire et de jouir escamote pour un temps, avant d’y succomber parfois au nom des racines ou de l’identité. Ce qui manque au Sud et qui pousse ces milliers de jeunes à partir, c’est une autre forme de faim et de vide : le sens et le désir. Mais aussi la lâcheté, la leur, face à la vie. Alors, pour ne pas oser se libérer, libérer son propre désir, on préfère aller ailleurs où le rêve a été payé par d’autres.
Sur une belle plage de l’Ouest, une immense mosquée tient tête à la mer et à ses dieux anciens. Elle est érigée comme un mirador, les pieds dans l’eau. Le message est clair : un œil vous regarde. Surtout si vous êtes une femme. Construire des mosquées géantes sur les plages a été la dernière trouvaille de l’inquisition. C’est intimidant, culpabilisant et efficace. La plage est le dernier refuge du corps nu, alors autant la surveiller. Autant y planter des sentinelles de l’au-delà. C’est ce piège qui pousse à fuir. Mais un piège que ces clandestins construisent avec ferveur avant de le fuir, hurlant des chants de liberté.
Kamel Daoud / Le Point / 08 Juillet 2021
La rédaction vous conseille :
Quand Riyad avance et Alger recule, chroniques d’une tragédie historique ! Par Amin Zaoui

Quel sacré mélange entre religion et société. C’est le « ils ». avec ce que charrie cette interjection de haine et de mépris qui me choque le plus, sachant qu’il fut un temps où « il » en faisait partie, puis il a trouvé la porte d’entrée pour venir en France sans être barrage: inaugurer l’ère des nouveaux harkis. Je ne sais si cela est plus respectable que de vanter la chari3a et la musique.! Pauvre mec!