Islam et islamisme en Europe : Said Djabelkhir au journal “El ESPANOL”

Entretien de Said Djabelkhir au journal électronique espagnol “El ESPANOL”

El ESPANOL : L’islamisme est de plus en plus visible en Europe, principalement en France et en Espagne, où il existe de fortes communautés arabes musulmanes. L’application des principes de l’islam, dans le sport, l’école ou l’administration publique, commence déjà à être revendiquée. Que pensez-vous de tout cela ?

Said Djabelkhir : La montée de l’islamisme en Europe n’est pas spontanée. Elle est le résultat d’un laxisme politique pendant au moins trois décennies. En effet, les politiques ont permis l’entrée en Europe de discours religieux extrémistes à travers la création d’institutions « culturelles » fondées et financées par les pays du Golfe et se trouvant au cœur des citées des banlieues dites « sensibles » où l’on constate une très forte présence des jeunes issus de l’immigration. Sachant que pour des raisons diverses, le niveau d’instruction des ces jeunes est en général limité, et que la plupart de ces jeunes vivent une crise identitaire du fait qu’ils ne sont acceptés ni par la société où ils sont nés, ni par la société d’origine de leurs parents.. il est donc tout à fait normal que ces jeunes trouvent refuge dans la religion. Or, il se trouve que le seul discours qui leur est proposé dans leurs cités est un discours littéraliste, salafiste, extrémiste qui les rend très réceptifs à la radicalisation dans laquelle ils pourraient sombrer à la première occasion.

Ceci dit, je pense qu’il ne faudrait pas faire l’amalgame entre l’islam qui est une religion, et l’islamisme qui est une idéologie politique qui instrumentalise la religion musulmane. Tous les Musulmans ne sont pas forcément des terroristes, qu’ils vivent en Europe ou ailleurs.

D’un autre coté, je pense que l’enseignement comparé des religions (selon la méthode anthropologique) devrait être intégré dans les programmes scolaires de l’école publique, et ce pour contrecarrer les discours littéralistes, extrémistes, et pour que l’interprétation des textes religieux ne soit pas le monopole des seuls intégristes, salafistes, et islamistes toutes tendances confondues. En effet, l’enseignement anthropologique et comparé des religions, aidera les jeunes à avoir une visibilité argumentée du phénomène religieux et à relativiser le coté  « sacré » de ce phénomène en comprenant l’historicité des textes fondateurs de la religion, et donc à avoir une immunité contre les discours intégristes et extrémistes. Ayant acquis ce bagage intellectuel, je pense que ces jeunes feront de bons citoyens.

Les idées de l’Islam politique sont-elles un danger pour l’Occident ? Si oui, dans quel sens ?

L’islam politique est une déviation, un détournement de la religion musulmane à des fins politiques. C’est une idéologie dont l’objectif est l’islamisation de la planète de façon progressive. Qui dit islamisation dit forcément application de la « charia ». Les islamistes ne contextualisent pas les textes du Coran, car ils croient qu’ils sont intemporels et donc applicables à la lettre en tout temps et en tous lieux. Ils ne comprennent pas qu’il y a des textes qui étaient peut être applicables au 7e siècle mais qui ne le sont plus aujourd’hui, à titre d’exemple : les versets de l’esclavage, la guerre contre « les mécréants » c’est-à-dire les non musulmans, de la polygamie, de la « dhimmitude » et de la « djizya », des châtiments corporels tels que la main coupée, la flagellation, la loi du talion, etc.. L’islam politique soutient l’application littérale et intégrale des textes de la « charia ». Si tel est l’islam prêché en Europe, alors oui les idées de l’islam politique sont un danger pour l’occident.

En Suède et au Danemark, des exemplaires du Coran, le « livre sacré des musulmans », ont été brûlés. Comment expliquez-vous ces actes ? Quel message les acteurs, ex-musulmans, voudraient-ils faire passer ?

Personnellement je suis contre ce genre d’actions. Je crois que les livres quels qu’ils soient, sacrés ou non, méritent le respect. Ceci dit, ce genre d’actes pourrait être lu comme un message d’urgence destiné aux gouvernements, aux systèmes politiques qui gèrent le monde « arabo-musulman » et étouffent la libre expression en incriminant, à travers des lois pénales, toute critique développée à l’égard de la religion. Cet acte dit que finalement, blasphémer ou profaner un texte sacré n’est ni impossible ni difficile à faire et que même après l’avoir fait , ce ne sera pas la fin du monde. C’est un acte qui relativise l’impensé et l’impensable chez les Musulmans. Ceci dit, je pépète qu’à titre personnel je ne soutiens pas ce genre d’acte.

En France, l’islamisme a été à l’origine de nombreuses crises et de polémiques sans fin ces derniers temps. Selon la presse française, « les islamistes jouent à cache-cache avec la République laïque, et il faut qu’ils arrêtent ». Votre commentaire?

Depuis l’aube de l’islam, c’est toujours le texte coranique qui s’est adapté aux réalités nouvelles, et ce à travers l’abrogation des Versets qui n’étaient plus en phase avec les nouvelles données du terrain et de la société. Aujourd’hui comme hier, je pense que c’est l’islam qui doit s’adapter à la république et non le contraire.

Permettez-moi de parler un peu de votre vie et de votre lutte dans votre pays, l’Algérie. Vous faisiez partie des frères musulmans ; et vous avez étudié les « sciences islamiques » de la charia à l’université. À cet égard, vous dites que vous ne regrettez pas et que votre jeunesse islamique a été une bonne expérience pour vous. Comment? Raconte nous un peu…

En effet je ne regrette pas mon passage par l’organisation des Frères musulmans, car cela m’a donné l’occasion de connaitre le phénomène islamiste de l’intérieur, de bien connaitre ses acteurs et d’en constituer une documentation de qualité. Cela me permet aujourd’hui avec le recul, de bien lire ce phénomène et d’avoir une assez bonne visibilité quant à sa réalité et son avenir. J’avais fait énormément de lectures dans le domaine religieux bien avant de rejoindre « la faculté des sciences islamiques » à Alger, sachant que ma formation de base était scientifique et bilingue. Je projette d’écrire mes mémoires détaillées au sein de ce mouvement, j’espère avoir le temps de réaliser ce projet.

Après ce changement de cap, vous vous êtes consacré à combattre les idées obscurantistes du wahhabisme, cette idéologie saoudienne qui -freine le développement du monde arabo-musulman et interdit même tout renouveau du discours islamique et le limite au djihadisme et aux interdits-. Comment se déroule votre combat quotidien sur les réseaux sociaux ? Et que comptez-vous changer ?

A chaque public les réseaux qu’il mérite. L’efficacité des réseaux sociaux dépend directement de la mentalité et de la façon de penser du grand public. Il se trouve aussi que la plus grande majorité de ce public n’accepte pas la différence et rejette (à coups de violence verbale et de menaces dans les commentaires et les messages privés) toute idée qui n’est pas conforme à leurs dogmes et leurs idées reçues. Et là se pose le problème de l’école, des programmes scolaires et du discours pédagogique. Se pose aussi le problème du discours religieux (en l’occurrence celui des mosquées) et du discours médiatique diffusé par les sites, les plateformes d’information et les chaines satellitaires. Tous les discours que je viens de citer, à commencer par celui de l’école, ont besoin d’être radicalement réformés. A titre d’exemple, notre école n’enseigne pas les valeurs de la citoyenneté, la liberté, l’égalité devant la loi sans distinction, le droit à la différence, l’acceptation de l’altérité et de la différence, le vivre ensemble en paix. Il est donc tout à fait normal qu’elle produise des individus fanatiques, rétrogrades et violents. De mon coté j’adopte la politique de la liberté sans limites. J’ouvre mes pages à tous les commentaires, même ceux qui sont violents, vulgaires et destinés contre ma propre personne. Je ne commente pas les indécences, je ne supprime rien et je ne bloque personne. Est-ce que j’espère changer quelque chose ? Eh bien non. Ce que je fais c’est juste dire mon opinion à mon style et à ma façon. Mais si cela peut éclairer la lanterne de certains ou bien leur apporter un plus c’est tant mieux.

En plus de mes publications sur facebook, j’ai produit plusieurs séries sur ma chaîne Youtube. J’ai commencé par une série sur l’historicité du texte coranique, en 22 épisodes, puis une autre série de 13 épisodes sur le coran et les anciennes Écritures, et là je suis sur une troisième série qui risque d’aller jusqu’à 250 épisodes, sur l’historicité du deuxième texte fondateur de l’islam, à savoir les Hadiths du prophète selon une méthode historique, comparative, analytique et critique, qui vise à détruire les discours traditionnels, afin de montrer pourquoi et comment ce deuxième texte a été écrit et quels sont les facteurs idéologiques, politiques et socio-culturels qui ont influencé ce processus et abouti à l’officialisation et à la canonisation de ce texte. Cette nouvelle série vise également à la déconstruction de ce texte et à montrer comment il est devenu un texte central presque au même degré que le premier texte (le Coran), à tel point qu’il a été décrété «deuxième révélation» et comment il a été instrumentalisé par le califat, pour justifier ses politiques militaristes et hégémoniques, à travers l’histoire. Cette série sera suivie d’une autre avec la même méthode, sur le troisième texte à savoir les lectures, les interprétations et les «idjtihadates» des fouqahas (juristes) et autres commentateurs du Coran, dans laquelle je vais montrer comment et avec quels outils et quelles méthodes sont produites et fabriquées les interprétations des textes et les fetwas, en islam.

Ce travail vise effectivement à asseoir un discours critique, moderne et rationnel sur les textes fondateurs et le patrimoine religieux islamique de façon générale. Il tend en définitive à relativiser les visions et les discours absolutistes adoptés par la majorité des musulmans, sur l’histoire et le contenu de leur religion.

En Arabie saoudite, le jeune prince Mohammed Ben Salman (MBS) déclare la guerre au wahhabisme. Depuis son arrivée au pouvoir, il a mené une politique de renouvellement et de réforme de l’islam dans son pays, entre autres ; permettre aux femmes de conduire des voitures et de voyager seules sans tuteur masculin. En tant qu’islamologue, comment voyez-vous ces réformes dans le pays phare et berceau de l’islam ? Pensez-vous que le monde arabe musulman suivra les traces de l’Arabie saoudite ?

Le projet du prince Mohammed Ben Salman est très audacieux, je pense que ce projet va révolutionner le monde musulman. N’oublions pas que l’Arabie saoudite a joué un rôle central et prépondérant dans la propagation de l’intégrisme, du salafisme et du djihadisme. Les Musulmans ont toujours été fortement et directement influencés pas les changements qui s’opèrent en Arabie saoudite. C’est la raison pour laquelle je pense que ce royaume aura la même influence dans la propagation des idées réformistes du prince Ben Salman, surtout que ce dernier est déterminé à aller au bout de ses idées et à concrétiser son projet contre vents et marrées.

Nous sommes revenus sur toi Said, il y a deux ans, tu étais jugé par les tribunaux d’Alger, suite à une plainte déposée par un professeur d’université islamiste et ses collègues. En première instance, vous avez été condamné à trois ans de prison, puis le tribunal d’Alger vous a acquitté. Comment avez-vous vécu cette expérience ? Condamner un homme pour ses idées, son idéologie… est un procès sans précédent en Algérie…

Mes avocats ne s’attendaient pas à une relaxe, ils s’attendaient plutôt à ce que le verdict de la première instance à savoir le tribunal de Sidi Mhammed, soit allégé par un sursis additionné d’une amende ou bien une simple amande sans plus, mais on a tous été surpris par la relaxe, surtout que le procureur général pendant l’audience du 25 janvier, avait requis la confirmation du verdict de la première instance. Personnellement, même en étant optimiste, je m’attendais au scénario le plus négatif pour ne pas être surpris au cas où les chosent iraient mal. Je suis d’autant plus content, que je remercie vivement tous les ami(e)s qui m’ont soutenu depuis le début de mon procès. Je remercie particulièrement mes avocats Me Moumen Chadi et Me Nasser Mohamed Chérif qui ont fait un excellent travail pour assurer ma défense. 

Je dois dire que cette décision émanant de la cour d’Alger est historique car c’est une première dans l’histoire de l’Algérie indépendante. C’est effectivement une victoire pour la liberté et la pensée libre sur l’aliénation, l’intégrisme et l’esprit rétrograde, une victoire de la raison et des lumières sur l’obscurantisme, le fanatisme et l’esprit moyenâgeux. Cette décision dit clairement que le débat intellectuel ne doit pas être judiciarisé et que les idées se défendent par les idées, par le dialogue et le débat contradictoire et non pas en allant porter plainte devant les tribunaux. Si moi j’ai été relaxé, d’autres chercheurs au Moyen-Orient n’ont pas eu cette chance, je pense à Mohammed Abdallah Nasr et Islem Behiri qui ont subi la prison et Nasr Hamed Abou Zaid qui a été divorcé de sa femme et contraint à s’exiler en Europe où il a fini ses jours, ceci pour ne citer que ces trois exemples.

Selon vous, l’islamisme est-il la même chose que l’islam ? Qu’en pensez-vous Saïd ?

Le terme « islamisme » ou « islam politique » est un néologisme académique créé par les orientalistes et repris par les chercheurs arabes et musulmans. Mais la majorité écrasante des Musulmans ne connait pas et ne comprend pas ce terme, car pour eux islam, islamisme et politique sont très proches. Dans les premiers siècles de l’islam, on utilisait le mot « khawaridj » pour désigner ceux qui s’opposent religieusement et politiquement au califat, donc à la ligne de l’islam sunnite « orthodoxe » tel qu’il a été conçu par le pouvoir Omeyyade à partir de l’an 40 de l’hégire. Les Musulmans sunnites comprennent que les « khawaridj » sont des mauvais musulmans par ce qu’ils s’opposent au califat. De ce fait le « kharidjisme » est conçu par les juristes de l’islam sunnite « les foukahas » comme un « islamisme » ou bien un « islam politique » hétérodoxe. C’est pourquoi Mohammed Ben Abdelwahab et ses adeptes ont été classés par les « foukahas » du califat ottoman comme étant des « khawaridj » (littéralement les égarés). En conclusion il n’y a que les intellectuels musulmans éclairés ou spécialistes de la religion qui font vraiment la différence entre islam et « islamisme ». C’est la raison pour laquelle il est très facile pour un musulman lambda de basculer dans « l’islamisme » ou « l’islam politique ».

Peut-on dire que l’Europe tarde à stopper les vagues de l’islamisme ? Et comment voyez-vous l’avenir de l’islam politique en Europe ?

Pour stopper l’islamisme, à mon avis il n’ y a qu’une seule solution : permettre et favoriser le développement d’un islam européen éclairé (un islam des lumières pour paraphraser Malek Chebel) qui ne soit pas en contradiction avec les valeurs de la laïcité et de la modernité. Dans le cas contraire, c’est-à-dire si cette solution n’est pas envisagée, je pense que l’islamisme va se radicaliser de plus en plus et les conflits violents vont devenir de plus en plus inévitables.

“El ESPANOL”, Le 13 Octobre 2023


Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Create a website or blog at WordPress.com par Anders Noren.

Retour en haut ↑

%d