“Il est plus facile d’être palestinien quand on n’habite pas en Palestine” / Par Kamel Daoud

Peut-on penser librement quand on est « arabe » ?

Dans le monde dit « arabe », le terrorisme des médias frappe toute personne qui interroge la doxa palestinienne.

 «Gardez votre aide. Donner de l’argent n’effacera pas votre responsabilité dans le crime. » C’est un tweet signé par un ancien journaliste algérien. Il fut écrit en réaction à l’annonce du triplement de l’aide humanitaire à Gaza par l’Union européenne. On peut y lire une réaction de colère face aux bombardements des populations de Gaza, un sursaut de dignité face à la charité, mais c’est faux. Ce tweet est rédigé par un Algérien, dont les enfants et les petits-enfants résident et vivent en Algérie. Ils n’y manquent de rien, ou presque, et n’y risquent ni la faim, ni le dénuement, ni les bombes. Car, en règle générale, il est plus facile, dans le monde dit «arabe», d’être palestinien quand on n’habite pas en Palestine.

Le jeu de rôle sublimé demeure encouragé et dispense un effet neurasthénique de bonne conscience à peu de frais ou d’illusion d’action sur le monde « injuste ». Aujourd’hui, ce sont les Palestiniens et leurs enfants qui meurent. Ils sont piégés entre le projet exterminateur du Hamas, d’un côté, et, de l’autre, par les radicalités politiques en Israël avec trois décennies de Netanyahou, comme le soutiennent des spécialistes. La tragédie apparaît immense en Palestine et en Israël et la « paix », si urgente, semble un discours mièvre.

Mais si, dans ce monde dit « arabe » il est facile d’être palestinien quand on n’habite pas dans ce pays douloureux, il est très difficile, en contrepartie, de « penser » les réalités autochtones librement. L’intellectuel « arabe » libre est une figure peu autorisée à l’autonomie de réflexion, à l’exercice de la réflexion audacieuse et à la dissidence, si essentielle pour rompre avec les orthodoxies. Sur des sujets comme l’islam, l’histoire de la colonisation, le rapport avec l’Occident, le sexe ou le «pouvoir», la rente mémorielle (et presque sur tous les sujets d’ailleurs), peu, sinon aucun, espace de liberté.

En presque un siècle, la plume de l’intellectuel a déjà subi l’effet de l’érosion provoquée par les « régimes » post-indépendance, encore sous la férule féroce de l’unanimité et du culte de « l’union sacrée » face à l’Occident colonisateur. On ne reviendra pas sur la longue chronique d’assassinats, d’exils ou de détentions que l’on destine, en guise d’avenir, à la figure de celui qui « pense » hors des slogans. À celle-ci on ajoutera la « liste » des assassinats d’intellectuels par le terrorisme islamiste et, plus tard, quand il fera main basse sur le champ médiatique, l’impact de sa censure sur tous les sujets, au nom de la liberté d’expression de l’islamisme.

On multiplie les procès en traîtrise, la diffamation, la terreur éditoriale, surtout. Aujourd’hui, cette terreur, ce terrorisme des médias frappe toute personne qui oserait réfléchir sur la doxa palestinienne et son usage inquisiteur dans le monde dit « arabe » ou sa tragédie immense. Vous condamnez le Hamas, ses actions aveugles qui prennent en otage le rêve légitime d’un État palestinien ? Vous dénoncez les « crimes » au nom de la résistance ? Vous affirmez que soutenir la Palestine n’est désormais plus que l’affaire des recrutements de la « transnationale islamiste » ou celle des pathologies de l’altérité ou de la judéophobie ? Vous répétez que vous êtes contre la guerre et les bombardements à Gaza ? Vous voilà bombardé de fatwas, d’insultes et de verdicts de procureurs qui voient en vous l’agent des «services secrets occidentaux », le mercenaire, l’assimilé, le « vendu ». Le rêve d’un État palestinien devient le cauchemar des libertés dans le monde dit « arabe ». L’idée que « penser », c’est surtout penser contre soi et les siens n’est plus envisageable aujourd’hui dans ce « monde ».

▪LE SLOGAN « NOUS SOMMES AVEC LA PALESTINE, DANS SON TORT ET DANS SES RAISONS », CONSACRA CETTE IRRATIONALITÉ MAJEURE.

« Penser » n’est plus toléré face au « croire » ou au « Adhérez ! » Le fameux slogan propalestinien des années 1970, « Nous sommes avec la Palestine, dans son tort et dans ses raisons », consacra cette irrationalité majeure que le mot arabe « assabiya » traduira le mieux. Il désigne la radicalité, l’allégeance même dans l’erreur des siens, le parti pris contre la raison, la pensée tribale contre la pensée humaine. L’intellectuel arabe n’est admis au sacre que lorsqu’il fait siennes la fonction brutale de l’allégeance et celle de porte-voix de l’opinion dominante, même aveugle. Les grandes figures de la Nahda (le Renouveau) de la fin du XIXe, ses grandes plumes, n’apparaissent plus que comme un souvenir effacé. Sinon un oubli volontaire. L’idée que « penser », c’est surtout penser contre soi et les siens n’est plus envisageable aujourd’hui dans ce « monde ». Nécessaires pour renouveler la réflexion, les perceptions du réel et les moyens d’approcher les idéaux d’un peuple ou d’analyser ses faiblesses, ces modes de « rupture » semblent maintenant impossibles. Toute voix de liberté se voit une voix d’occidentalité, de traîtrise. On vous opposera Allah, les images des enfants bombardés à Gaza et l’effet menaçant de la foule des croyants ou le risque de l’assassinat. On vous refusera le droit, le devoir de penser ces souffrances injustes autrement que sous le mode de l’affect et de l’exclusion ou de la colère. C’est de cette pensée magique que procède le « nous » de la citation de la première ligne. Cet ancien journaliste ne remarque même plus la monstruosité de ce qu’il demande au nom d’une délégation que personne ne lui a signée. Dans cet univers de l’irréalité consensuelle, il ne retient plus que ce ne sont pas ses petits-enfants qui vont mourir de faim.

Nos pensées (impuissantes) aux enfants assassinés dans cette région, des deux côtés du mur des croyances.

Kamel Daoud, Le Point, le 20 octobre 2023


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