La leçon de Mostefa Lacheraf (2) Par Arezki Metref
Mostefa Lacheraf, ministre de l’Éducation nationale, se trouve donc en butte aux pesanteurs générées depuis l’indépendance par «l’union sacrée entre les débris déphasés de certains vieux Oulémas et la nouvelle vague d’arabisants frénétiques et médiocres dominés par le Bath». Mais il n’est pas seulement contrarié dans son action de ministre qui entend réveiller l’école algérienne du sommeil presque définitif de momie dans lequel l’ont plongée les constructeurs du chaos. Il devient une cible à abattre, comme en témoigne un évènement qui surviendra à Guelma quelque temps plus tard et qu’il raconte dans ses mémoires.
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Pour l’heure, il rappelle aux enseignants des données connues dans le monde entier. Des enquêtes régulières et réitérées par des «équipes multilingues» internationales montraient cette différence fondamentale. Un enfant anglais, allemand, italien de 7 ans apprend 1 200 mots par an. Un enfant égyptien, syrien, maghrébin («bref, de langue arabe») n’en apprend, lui, que 900. Et à cette différence quantitative déjà préjudiciable, s’en ajoute une autre, qualitative, encore plus défavorable à l’élève de «langue arabe».
La règle universelle veut que seul le tiers des mots à apprendre à l’enfant de 7 ans soit composé de mots abstraits, «vite oubliés» à cet âge. Or, l’élève de langue arabe dès l’âge de 7 ans est bombardé de ces mots qui ne lui servent à rien. Florilège : la bonté, la gloire, la grandeur, la tentation, le sentiment… De plus, ces notions ne sont assimilables par les élèves qu’à partir de 12 ans. Avant, l’élève doit maîtriser le vocabulaire des «objets, des notions concrètes, tangibles, qui constituent l’environnement et l’usage immédiat».
Mostefa Lacheraf situe là les déficits scolaires par rapport aux systèmes éducatifs européens. Cette tendance à «l’abstraction» consistant à inculquer aux élèves, au lieu d’un savoir utile à changer le réel, une succession de bons sentiments, s’exacerbera en Algérie après l’échec de sa réforme.
La dégringolade continue et s’accélère. Elle a commencé au moment même où un Taleb-Ibrahimi déclara à propos de l’arabisation qu’elle ne pourrait marcher mais qu’il fallait quand même l’appliquer.
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La fin de ces années 1970 voit l’entrée en force à l’école «de l’idéologie baâthiste» puis «successivement « celle de la religiosité tactique du FIS» qui multiplient «les notions et slogans abstraits plus dangereux encore» livrant «l’enfance innocente» au matraquage sans répit d’une transmission apocalyptique.
Une vraie cabale sera montée contre ce ministre qui voulait apporter un peu de rationalité dans l’éducation nationale, proie des marchands d’âme et de paradis.
L’hostilité que lui voua «la mafia arabiste» ira très loin, comme il s’en rendra compte lors d’un voyage de travail dans la wilaya de Guelma. Cela ira jusqu’à l’agression physique à laquelle Mostefa Lacheraf, fort heureusement, échappera.
Quelques mois, et même quelques semaines avant son départ du ministère de l’Éducation, le ministre décida d’entreprendre un déplacement à Guelma. La date fut fixée au 8 mai 1978, ce qui correspondait à la commémoration du massacre du 8 Mai 1945, particulièrement sanglant dans cette ville. Arrivé sur place, il constata la mise en place d’un protocole sécuritaire inhabituel et rarement appliqué dans les autres régions où il avait eu l’occasion de se rendre. Le wali qui le reçut de façon fraternelle et courtoise semblait tendu, soucieux, et même inquiet. «Il se levait de temps en temps pour chuchoter avec l’un ou l’autre de ses collaborateurs, cependant qu’un agent montait la garde devant la porte intérieure de la pièce où nous nous trouvions.»
Le wali cependant se dérida lorsque Mostefa Lacheraf lui demanda s’il ne voyait pas d’inconvénient à ce qu’il prononce une allocution. Le moment venu, le ministre monta sur une estrade pour prononcer son discours dans un arabe impeccable. Ainsi perché, il aperçut «des groupes compacts munis d’une sorte de longs bâtons». En vieux militant nationaliste, il parla du 8 Mai 1945 et du 1er Novembre 1954. Il ignorait alors que son discours allait apaiser les «militants» prêts à «porter atteinte à ma dignité et à la simple vérité connue de tous, mais aussi m’agresser physiquement».
Ces «bâtons» servaient de support à «des écriteaux, banderoles et autres inscriptions peintes sur toile», «portant en toutes lettres des insultes et des mensonges infamants». C’est en rentrant à Alger qu’un «visiteur nocturne et ami» l’informa de tous les détails de la «conspiration» préparée contre lui, «ministre iconoclaste gênant». C’est Mohamed-Salah Yahiaoui, membre du Conseil de la Révolution, chef du FLN, qui abusa de ses hautes responsabilités à la tête du parti unique pour «mobiliser contre moi, à Guelma, tous les hommes de main et cadres dévoyés dont il pouvait disposer dans cette wilaya du Constantinois».
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Le complot échoua. Alerté, Boumediene «piqua une colère monumentale» et mit en garde quiconque oserait «toucher à un seul de ses cheveux». Boumediene convoqua un Yahiaoui visiblement dépassé par les événements qu’il avait déclenchés et sur lesquels il n’avait plus prise. «Il lui tint un langage brutal et le rappela à ses devoirs, le sachant de cœur avec les ennemis semi-analphabètes de la refonte et du sauvetage de l’école algérienne.»
Le second semestre de 1978 fut mouvementé et radical avec le décès de Boumediene. Mostefa Lacheraf quitta ses fonctions en cours d’année. La prise de pouvoir par Chadli allait accentuer l’obscurantisme «à l’école, dans les partis politico-religieux et conservateurs, et même au sein du pouvoir».
Pour parachever l’enterrement d’une école algérienne rationnelle et pédagogique, on nomma au poste de ministre de l’Éducation un excellent fossoyeur, Kharroubi. C’est ainsi que notre école a fait de quelques-uns de nos enfants des terroristes pendant la décennie noire, et des harragas par la suite.
Arezki Metref, Le 30 avril 2023
Mostefa Lacheraf 1956
