Dans son édition du 27 avril 2023, le site ADN MED proposait à ses lecteurs, une interview de l’islamologue Said Djabelkhir à qui le média pose six (6) questions.

Adn-med : Vous êtes un islamologue rationaliste. Comment peut-on porter la pensée critique dans un environnement dominé par le conservatisme ?
S.D : Il est vrai que notre environnement est dominé par le conservatisme, mais il est vrai aussi que la majorité de notre élite n’a malheureusement pas le courage d’affronter cette réalité, peut-être par peur de perdre leurs postes ou certains privilèges, ou tout simplement pour éviter d’être lynché par la foule. Cela ne veut pas dire que nous n’avons pas des intellectuels qui n’ont pas peur de diffuser leurs idées et de dire les choses telles qu’elles sont, malgré cet environnement hostile. Mais il faut dire aussi que les moyens de communication ont été révolutionnés avec l’avènement d’internet et des réseaux sociaux. En effet, il est difficile aujourd’hui d’interdire la diffusion des idées. Certes, certains réseaux comme Facebook imposent des règles déontologiques et des lignes rouges à ne pas dépasser, mais malgré cela, la marge de liberté d’expression sur ces réseaux reste très large. Le problème c’est que nous ne sommes pas encore assez efficaces dans l’utilisation de ces réseaux. A titre d’exemple, on peut lire des publications très intéressantes sur Facebook, mais on constate que leur partage est très faible, ce qui affaiblit le champ de diffusion de ces idées. On peut également trouver des chaines très intéressantes sur Youtube, mais on constate aussi que le nombre d’abonnés à ces chaines est limité. En revanche, on trouve des publications et des chaines populistes sans aucun intérêt, mais qui sont partagées des milliers de fois et qui ont des centaines de milliers et des fois des millions d’abonnés.
Conclusion : à chaque public les réseaux qu’il mérite. L’efficacité des réseaux sociaux dépend directement de la mentalité et de la façon de penser du grand public. Il se trouve aussi que la plus grande majorité de ce public n’accepte pas la différence et rejette (à coups de violence verbale et de menaces dans les commentaires et les messages privés) toute idée qui n’est pas conforme à leurs dogmes et leurs idées reçues. Et là se pose le problème de l’école, des programmes scolaires et du discours pédagogique. Se pose aussi le problème du discours religieux (en l’occurrence celui des mosquées) et du discours médiatique diffusé par les sites et les plateformes d’information et les chaines satellitaires. Tous les discours que je viens de citer, à commencer par celui de l’école, ont besoin d’être radicalement réformés. A titre d’exemple, notre école n’enseigne pas les valeurs de la citoyenneté, la liberté, l’égalité devant la loi sans distinction, le droit à la différence, l’acceptation de l’altérité et de la diversité, le vivre ensemble en paix. Notre école n’enseigne pas ces valeurs, bien au contraire, elle continue à diffuser des idées religieuses assez radicales qui, au lieu de nous produire des citoyens libres, tolérants et ouverts d’esprit, nous forment des individus fanatiques, rétrogrades et violents.
Au-delà de la sphère universitaire, quel est votre lectorat ?
D’après les statistiques du réseau Facebook, mon lectorat se trouve essentiellement parmi les jeunes (15-35 ans) et les cadres (toutes spécialités confondues), et là je ne parle pas des gens qui me suivent juste pour commenter négativement mes publications.
Vous êtes un certain nombre de jeunes chercheurs nord-africains à professer une lecture lucide et rationnelle du Coran. On pense, à votre compatriote Razika Adnani ou aux Marocains Asma Lemrabet, Rachid Benzine, à la tunisienne Hela Ouardi…. A l’inverse des autres courants dogmatiques qui se regroupent en cercle, école ou mouvements, les rationalistes s’expriment de façon isolée. Comment expliquez-vous cette situation ?
Il s’agit là d’un problème d’organisation. En effet, rien n’empêche les penseurs et chercheurs rationalistes de s’organiser en cercle, école ou autre. Mais il y a plus important, c’est que les rationalistes et les adeptes de la pensée critique et de la réforme religieuse, n’ont aujourd’hui aucun média lourd pour s’exprimer, car on constate qu’ils sont bannis des organes officiels et des antennes para-publiques. C’est la raison pour laquelle je crois qu’il est très urgent que les rationalistes s’organisent pour créer au moins une chaine satellitaire ou même une web tv, qui soit consacrée à la diffusion de la pensée rationnelle et critique.
Les intellectuels nord-africains, au regard de la singularité de l’histoire de la religion musulmane dans leur région, peuvent-ils impulser une nouvelle réflexion sur les sujets qui nécessitent débat dans l’Islam ? Le moment n’est-il pas venu d’assumer et de féconder l’approche arkounienne ?
Cette question va dans le prolongement de la question précédente. En effet, tout comme il est urgent de créer un média lourd qui diffuse la pensée rationnelle et critique, il est aussi urgent de créer (ou bien de soutenir s’il en existe déjà) des centres de recherche sérieux pour relancer les travaux, les thèmes et chantiers que Mohamed Arkoun avait ouverts dans ses ouvrages mais qu’il n’avait pas eu le temps de finir.
Le radicalisme islamiste gagne des franges de plus en plus importantes, mais d’un autre côté, des luttes citoyennes perdurent malgré la répression. Les femmes en Iran, les syndicats au Soudan, la revendication culturelle autour de la matrice amazigh en Afrique du nord visent, d’une façon ou d’une autre, à séculariser la cité. Ces contestations peuvent-elles, à terme, coaguler pour ouvrir une voie à une alternative de la libre pensée ?
Oui, je pense que ces contestations pourront, à terme, coaguler pour ouvrir la voie à une alternative de la libre pensée, mais à condition qu’elles ne marginalisent pas et qu’elles n’ignorent pas la critique du discours religieux et la pensée religieuse réformatrice. L’élite algérienne avait ignoré le travail de recherche critique sur la religion et les textes religieux, et nous en avons tous subi les conséquences durant la décennie noire ; expérience que nous devons impérativement éviter de reproduire pour ne pas retomber dans ces drames, Il est essentiel que les rationalistes se penchent sérieusement sur le discours religieux avec tout ce qu’ils possèdent comme outils scientifiques. Il faudrait aussi qu’ils pénètrent les facultés des sciences islamiques, car c’est là que sont formés les cadres religieux qui ont une influence directe sur le grand public.
Vous avez fait l’objet de poursuites judiciaires à la suite d’une plainte pour offense à l’islam déposée par des salafistes. L’affaire a suscité l’indignation dans le pays et au-delà. Dans un premier temps le tribunal a prononcé une peine d’emprisonnement contre vous avant de vous relaxer. Comment avez-vous vécu personnellement cet abus et, plus généralement, de quoi est le nom cette épreuve ?
Mes avocats ne s’attendaient pas à une relaxe, ils s’attendaient plutôt à ce que le verdict de la première instance à savoir celui du tribunal de Sidi Mhammed, soit allégé par un sursis additionné d’une amende ou bien une simple amende sans plus, mais on a tous été surpris par la relaxe, surtout que le procureur général pendant l’audience du 25 janvier, avait requis la confirmation du verdict de la première instance. Personnellement, même en étant optimiste, je m’attendais au scénario le plus négatif pour ne pas être surpris au cas où les chosent iraient mal. Je remercie vivement tous les ami(e)s qui m’ont soutenu depuis le début de mon procès. Je remercie particulièrement mes avocats Me Moumen Chadi et Me Nasser Mohamed Chérif qui ont fait un excellent travail pour assurer ma défense.
Je dois dire que cette décision émanant de la cour d’Alger est historique car c’est une première dans l’histoire de l’Algérie indépendante. C’est effectivement une victoire pour la liberté et la pensée libre sur l’aliénation, l’intégrisme et l’esprit rétrograde, une victoire de la raison et des lumières sur l’obscurantisme, le fanatisme et l’esprit moyenâgeux. Cette décision dit clairement que le débat intellectuel ne doit pas être judiciarisé et que les idées se défendent par les idées, par le dialogue et le débat contradictoire et non pas en allant porter plainte devant les tribunaux. Si moi j’ai été relaxé, d’autres chercheurs au Moyen-Orient n’ont pas eu cette chance, je pense à Mohammed Abdallah Nasr et Islem Behiri qui ont subi la prison et Nasr Hamed Abou Zaid qui a été divorcé de sa femme et contraint à s’exiler en Europe où il a fini ses jours, ceci pour ne citer que ces trois exemples.
Interview ADN MED, le 27 avril 2023
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