« Le problème que pose l’islam n’est pas uniquement une question d’interprétation » / Par Razika Adnani
L’une des idées qui revient très souvent chez les intellectuels musulmans qui veulent se démarquer des fondamentalistes est celle qui nie toute responsabilité aux textes dans les problèmes que pose l’islam dans les sociétés actuelles. Pour eux, ces problèmes sont dus aux interprétations erronées ou médiévales qui n’ont pas évolué.
Ce discours, séduisant pour beaucoup de musulmans, présente le commentaire comme le seul responsable d’un sens dérangeant et nie ainsi au texte son rôle dans le commentaire qu’ils présentent comme totalement dépendant de la subjectivité du commentateur, contrairement aux littéralistes qui nient le rôle du lecteur et croient obtenir un commentaire tout-à-fait objectif.
Or, la pratique herméneutique ou l’acte d’interpréter est un processus intellectuel qui se réalise entre deux acteurs qui sont le lecteur et le texte. Exclure le rôle du texte, revient à dire qu’on est devant un autre texte qui ne peut être qualifié de commentaire. Dans le commentaire, on ne peut certainement pas nier le rôle du lecteur, mais on ne peut pas non plus nier le rôle du texte. Concernant l’islam, croire à une telle idée signifie que ce que les musulmans connaissent de leur religion et pratiquent n’a rien à avoir avec l’islam qui est dans les textes.
En islam, les règles de la charia sont celles qui posent davantage de problèmes. Les premiers juristes ont œuvré à un travail d’interprétation pour mettre en place ce corpus législatif mais ne l’ont pas inventé. L’idée que les textes coraniques ne représentent aucun problème implique que les musulmans doivent, sans se poser aucune question, appliquer leurs recommandations non seulement à l’époque actuelle mais également à celles à venir. Cela revient à dire placer le Coran, encore une fois, en dehors du temps et affirmer ainsi la théorie du Coran incréé. Or, le Coran atteste avoir parlé aux Arabes qui l’ont réceptionné avec le langage qu’ils comprenaient : « Nous n’avons envoyé aucun Messager qui n’ait parlé la langue de son peuple, afin de les éclairer […] », (verset 4 de la sourate 14, Abraham) ; le Coran lui-même affirme que son message s’inscrit dans son époque.
Les néo-islamistes défendent la modernité mais ne veulent rien changer des anciennes règles
Cette position qui considère que seules les mauvaises interprétations posent problème est répandue chez certains musulmans qui se veulent favorables au changement et même à la modernité. Cependant, ils prétendent que tout ce qu’ils revendiquent est issus de l’islam et précisément des textes. Ces modernistes islamiques, dont le nom le plus connu est celui de Mohamed Shahrour (1938-2019) se sont finalement égarés dans des interprétations et contre interprétations interminables.
Cependant, leur discours a trouvé beaucoup d’échos chez les néo-islamistes. Ils l’utilisent, sans être forcément intéressés par une quelconque réinterprétation, pour se démarquer des islamistes traditionalistes tout en ayant le même objectif : construire un État soumis aux règles de la charia. Pour rassurer les musulmans épris de changement, ils leur répètent qu’il « faut avoir peur des mauvaises interprétations de l’islam, mais pas de l’islam en lui-même ».
Ainsi, si les néo-islamistes prétendent être pour la démocratie et même pour l’égalité et la liberté, cela n’est pas suffisant pour les considérer comme des modernistes qui sont aptes et prêts à construire un État démocratique et moderne ; beaucoup d’Algériens en rêvent aujourd’hui. Ils usent certes d’une terminologie nouvelle, mais leur vision de la société ne va pas au-delà des paroles et des jolis mots. La preuve en est que, dans la « Déclaration Islamique Universelle des droits de l’homme » de 1981 ou celle de 1990, les droits de tous à l’égalité et la liberté sont rappelés, mais… en précisant toujours que cela doit s’exercer dans les limites de la charia alors que celle-ci est fondée sur le principe de l’inégalité et ne reconnaît aucune liberté à la personne. Beaucoup d’intellectuels algériens sont dans ce double discours qui crée une confusion intellectuelle responsable en grande partie de l’impasse politique dans laquelle se trouve notre pays.
La crise politique que traverse l’Algérie depuis 1962 est certainement due à une mauvaise gestion de la chose politique. L’utilisation de la religion dans le domaine politique au point de ne pas pouvoir distinguer le discours religieux du discours politique fait partie de cette mauvaise gestion de la politique. Les Algériens n’ont pas d’autre choix. Soit ils reconnaissent la dimension historique des textes coraniques, acceptent que les règles de la charia, conçues au VIIe siècle, ne sont pas compatibles avec leur époque et admettent que le rôle de la religion n’est pas de gérer les affaires de l’État, soit ils préfèrent nier le problème et ainsi non seulement ils ne le règleront jamais mais ils le compliqueront davantage. Ils continueront à rêver d’une nouvelle Algérie qu’ils ne réaliseront jamais.
Razika Adnani, Le 17 Avril 2020
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